La souveraineté numérique représente aujourd’hui un enjeu stratégique majeur pour la France et l’Europe. Face aux géants américains du cloud computing qui dominent le marché mondial, les acteurs européens tentent de développer des alternatives crédibles et compétitives. Cette bataille technologique et économique dépasse largement le cadre des simples infrastructures informatiques pour toucher aux questions fondamentales de contrôle des données, d’indépendance stratégique et de compétitivité industrielle. Entre AWS, Microsoft Azure et Google Cloud Platform d’un côté, et les champions français comme OVHcloud de l’autre, la lutte est inégale mais essentielle. Examinons les forces en présence, les initiatives européennes et les perspectives d’avenir pour cette quête de souveraineté dans le domaine du cloud.

Le marché mondial du cloud : une domination américaine écrasante

Chiffres clés et répartition des parts de marché

Le marché global du cloud computing a généré 217 milliards de dollars en 2022, affichant une progression impressionnante de 24% par rapport à l’année précédente. Cette croissance s’accompagne d’une concentration extrême du pouvoir économique. Trois entreprises américaines trustent plus de 60% des parts de marché mondiales : AWS détient 31%, suivi par Microsoft Azure avec 21% et Google Cloud Platform qui complète le podium avec 11%.

Cette hégémonie se reflète particulièrement en France, où entre 70% et 90% du cloud consommé reste d’origine américaine. Le marché français, estimé à plus de 25 milliards d’euros, demeure dominé à 80% par les trois géants américains. La situation européenne n’est guère plus reluisante. Malgré une augmentation des revenus des fournisseurs locaux de cloud de 167% en 2022, leur part de marché a paradoxalement diminué, passant de 27% à seulement 13%.

Les leaders européens peinent à exister face aux hyperscalers américains. SAP et Deutsche Telekom représentent chacun seulement 2% de part de marché mondial, suivis par OVHcloud et d’autres acteurs de taille plus modeste.

Les raisons structurelles de cette domination

La capacité d’investissement constitue le premier facteur expliquant cette domination. Les cloud providers américains investissent en moyenne 4 milliards de dollars par trimestre dans des programmes européens. Face à cette puissance de feu, les concurrents européens se trouvent dépassés, avec seulement 1,25 milliard de revenus lors du deuxième trimestre 2022 pour l’ensemble des providers européens.

L’avantage du « first mover » joue également un rôle déterminant. Les géants américains ont démarré plus tôt et continuent d’investir massivement dans leurs infrastructures, creusant l’écart technologique. Le retard européen se manifeste aussi dans les plans stratégiques d’innovation : l’Union Européenne consacre 1,5 milliard d’euros à l’intelligence artificielle quand le MIT seul y investit 1 milliard de dollars.

Le soutien gouvernemental américain représente un autre avantage décisif. Des contrats militaires comme JEDI (Joint Enterprise Defense Infrastructure), d’une valeur de 10 milliards de dollars, ont permis aux entreprises technologiques américaines de financer leur R&D tout en développant des solutions adaptées aux besoins spécifiques du secteur public.

OVHcloud : portrait du champion français de la souveraineté numérique

Historique et positionnement stratégique

L’histoire d’OVHcloud incarne parfaitement l’esprit entrepreneurial français dans le domaine numérique. Fondée en 1999 par Octave Klaba, l’entreprise a débuté comme une petite structure familiale à Roubaix. Vingt-cinq ans plus tard, ce qui était un modeste hébergeur web est devenu le premier fournisseur européen de services cloud avec 1,6 million de clients et un chiffre d’affaires avoisinant le milliard d’euros.

Le groupe opère aujourd’hui dans plus de 140 pays avec près de 33 datacenters répartis sur quatre continents. Ce développement international s’est construit sur une vision claire : proposer une alternative européenne crédible aux géants américains, en misant sur la souveraineté numérique et la protection des données.

OVHcloud s’est distingué par son approche patiente et son engagement précoce pour la souveraineté. Contrairement à certains concurrents qui ont privilégié des alliances avec les acteurs américains, le fondateur Octave Klaba a toujours défendu l’indépendance technologique européenne comme valeur fondamentale.

Innovations technologiques et perspectives d’avenir

L’entreprise française a développé des innovations significatives, notamment dans le domaine du Bare Metal, offrant des serveurs dédiés haute performance sans couche de virtualisation. Cette approche garantit une maîtrise totale de l’infrastructure et une sécurité renforcée, particulièrement appréciée des clients sensibles à la protection de leurs données.

OVHcloud figure parmi les premiers acteurs à avoir investi dans la qualification SecNumCloud, certification de sécurité délivrée par l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information). Cette certification a été renouvelée début 2024 dans sa version 3.2, confirmant l’engagement du groupe envers les plus hauts standards de sécurité.

  • Sa feuille de route 2025 s’articule autour de trois axes majeurs : le développement de nouveaux produits de cloud public et d’intelligence artificielle, la consolidation des offres de cloud privé et webcloud, et les investissements dans les produits souverains.
  • Le plan d’expansion international prévoit le déploiement de la première région 3-AZ (trois zones de disponibilité) hors de France à Milan d’ici fin 2025, suivi de cinq régions supplémentaires en Europe, Amérique du Nord et Asie-Pacifique.

D’ici août 2025, le groupe vise l’établissement de 42 Local Zones, avec un objectif ambitieux de 100 à travers le monde dans les deux prochaines années. Cette stratégie d’expansion internationale illustre la volonté d’OVHcloud de concurrencer frontalement les hyperscalers américains sur leur propre terrain.

Écran géant de carte du monde dans un bureau futuriste high-tech

La réponse européenne : initiatives et cadres réglementaires pour la souveraineté

Les grands projets européens

Face à la domination américaine, l’Europe a lancé plusieurs initiatives visant à renforcer sa souveraineté numérique dans le domaine du cloud. GAIA-X représente l’effort le plus emblématique de cette stratégie. Cette initiative franco-allemande vise à créer un écosystème de cloud européen répondant aux plus hauts standards en matière de sécurité des données, d’interopérabilité et de portabilité.

L’EUCLIDIA (European Cloud Industrial Alliance) constitue une autre réponse collective, regroupant 23 membres dont Scaleway. Cette alliance valorise exclusivement des solutions cloud d’origine européenne et œuvre à la création d’un écosystème complet capable de rivaliser avec les offres américaines.

Plus récemment, l’IPCEI Cloud-Edge a été lancé en 2023 avec un financement considérable de 5 milliards d’euros. Ce Projet Important d’Intérêt Européen Commun vise à développer des technologies de pointe dans les domaines du cloud computing et de l’edge computing. Si sa concrétisation industrielle reste à attester, il témoigne de la volonté politique européenne d’investir massivement dans ces technologies stratégiques.

L’ENISA, l’agence européenne pour la sécurité des réseaux et de l’information, a même proposé des mesures radicales comme l’interdiction des cloud providers américains en Europe si leur siège social ou l’utilisation des données n’étaient pas localisés dans l’Union Européenne.

Le cadre réglementaire protecteur

La certification SecNumCloud constitue la pierre angulaire du dispositif français de protection des données sensibles. Ce label, délivré par l’ANSSI, impose plus de 2000 critères de sécurité, incluant notamment la protection contre les accès extraterritoriaux. Il représente le plus haut niveau d’exigence en matière de sécurité pour les services cloud en France.

Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) forme le socle juridique européen protégeant les informations personnelles des citoyens. Ce cadre réglementaire impose des obligations strictes aux entreprises traitant des données personnelles et limite les transferts vers des pays tiers n’offrant pas un niveau de protection équivalent.

Cette approche réglementaire contraste fortement avec le CLOUD Act américain de 2018, qui permet au gouvernement des États-Unis d’accéder aux données stockées sur les serveurs des entreprises américaines, quelle que soit leur localisation géographique. Cette législation extraterritoriale constitue précisément la menace contre laquelle les initiatives européennes tentent de protéger les utilisateurs.

La doctrine française « Cloud au centre », adoptée à partir de 2018, marque un tournant stratégique. L’État a abandonné l’approche consistant à créer ex nihilo des champions nationaux pour privilégier une politique d’usage et un cadre de certification garantissant la sécurité des infrastructures cloud.

Téléphone Sony noir avec icône nuage sur écran

Les alliances stratégiques : coopération ou compromission ?

Les joint-ventures franco-américaines

En 2021, la stratégie française connaît une nouvelle inflexion avec l’acceptation d’alliances entre acteurs nationaux et hyperscalers américains. Cette approche pragmatique a donné naissance à deux offres majeures : Bleu, fruit de la collaboration entre Orange, Capgemini et Microsoft Azure, et S3NS, issue du partenariat entre Thales et Google Cloud.

S3NS illustre particulièrement cette tentative d’équilibre délicat. Cette coentreprise vise à offrir les services de Google Cloud Platform avec la garantie que les données restent hébergées sur le sol français et sous contrôle d’une entreprise française. L’objectif est d’obtenir la certification SecNumCloud en 2024, permettant ainsi de proposer une offre labellisée « Cloud de Confiance ».

Cette démarche a pourtant suscité de vives critiques. Le député Philippe Latombe a notamment qualifié ces initiatives de « commercialement trompeuses », estimant qu’elles ne garantissent pas une véritable souveraineté numérique. Le risque d’une dépendance technologique persistante envers les acteurs américains reste entier, malgré les garde-fous juridiques mis en place.

Ces alliances soulèvent une question fondamentale : peut-on construire une véritable souveraineté en s’appuyant sur des technologies étrangères, même encadrées par des structures juridiques locales ?

L’équilibre délicat entre innovation et protection

Les solutions américaines offrent des avantages techniques indéniables : richesse fonctionnelle, écosystème mature de développeurs, intégration poussée avec les outils d’intelligence artificielle et mise à jour constante. Ces atouts expliquent leur adoption massive par les entreprises recherchant performance et productivité.

Néanmoins, les risques juridiques persistent malgré les partenariats franco-américains. La confrontation entre le CLOUD Act et le RGPD crée une zone d’incertitude juridique que les structures hybrides ne résolvent pas entièrement. Les entreprises françaises se trouvent face à un dilemme : privilégier la sécurité et la conformité réglementaire ou l’efficacité opérationnelle et l’innovation.

Le surcoût des solutions souveraines constitue un autre frein majeur à leur adoption. Les services labellisés SecNumCloud s’avèrent 30% à 70% plus chers que les offres standard de cloud public. Pour de nombreuses PME et startups françaises, ce différentiel de prix peut s’avérer rédhibitoire, compromettant leur compétitivité internationale.

Cette situation crée un cercle vicieux : faute d’une masse critique d’utilisateurs, les plateformes cloud souveraines peinent à réaliser les économies d’échelle nécessaires pour réduire leurs coûts, entretenant ainsi leur désavantage compétitif face aux géants américains.

Vers une souveraineté numérique pragmatique : défis et opportunités

Les limites des approches actuelles

L’histoire des initiatives françaises dans le cloud souverain est jalonnée d’échecs et de revirements stratégiques. Depuis le Plan France Numérique de 2008, qui évoquait déjà la nécessité de « répondre aux enjeux de souveraineté et de sécurité », plusieurs tentatives ont avorté.

Le projet Andromède de 2011, soutenu par 135 millions d’euros d’investissements publics, a abouti aux offres Cloudwatt (Orange/Thales) et Numergy (SFR/Bull), toutes deux abandonnées dès 2015. Ces échecs illustrent les difficultés à créer ex nihilo des champions nationaux capables de rivaliser avec les acteurs établis.

L’obsession sécuritaire incarnée par SecNumCloud a paradoxalement freiné l’émergence d’un écosystème cloud souverain compétitif. En 2023, seules sept offres étaient qualifiées SecNumCloud, essentiellement concentrées sur l’infrastructure (IaaS), négligeant les couches applicatives où se crée la véritable valeur ajoutée.

  1. La vision régalienne française apparaît souvent déconnectée des besoins concrets des entreprises innovantes : time-to-market rapide, flexibilité, écosystème de développeurs et interopérabilité.
  2. Ce décalage explique en partie le retard français dans l’adoption du cloud : en 2020, seules 29% des entreprises françaises utilisaient des services cloud, contre 54% en moyenne dans l’UE.

Cette situation crée un cercle vicieux : trop peu d’entreprises utilisent le cloud pour générer une demande massive de solutions souveraines, et ces dernières demeurent trop limitées pour accélérer l’adoption générale des technologies cloud.

Perspectives et recommandations

Pour sortir de cette impasse, une approche plus pragmatique de la souveraineté numérique semble nécessaire. Plutôt que de focaliser uniquement sur l’infrastructure, il conviendrait de penser en termes de plateforme complète, offrant une expérience développeur de premier plan comparable aux solutions américaines.

L’activation de la demande via la commande publique constitue un levier puissant et sous-exploité. Dans des secteurs stratégiques comme la santé, l’éducation, la défense et la recherche, l’État pourrait jouer un rôle moteur en imposant l’utilisation de solutions cloud souveraines, créant ainsi le volume nécessaire à leur développement économique.

Les investissements devraient cibler prioritairement les domaines émergents plutôt que tenter de rattraper les hyperscalers sur l’IaaS. L’IA souveraine, l’edge computing, le cloud quantique et les plateformes sectorielles représentent des opportunités pour l’Europe de se positionner sur des marchés d’avenir moins verrouillés par les acteurs américains.

Une gouvernance agile associant régulateurs, industriels et utilisateurs finaux permettrait d’éviter les écueils des précédentes initiatives, souvent conçues en vase clos sans prise en compte suffisante des réalités du marché. La souveraineté numérique ne pourra émerger que d’une conception centrée sur l’usage et l’adoption massive, dépassant la simple posture défensive.

La bataille pour la souveraineté numérique dans le cloud n’est pas perdue pour l’Europe, mais elle nécessite une approche plus stratégique, pragmatique et collaborative. Entre autonomie technologique absolue et dépendance totale, une troisième voie existe, celle d’une souveraineté numérique réaliste qui concilie protection des données, compétitivité économique et innovation.